La boule parfaite de Sonny Fortune scintille au Duc des Lombards

Crâne poli comme une boule de billard, le saxophoniste a affiché toutes les capacités de sa légende dans le club parisien, mardi 3 novembre.

Cornelius « Sonny » Fortune Quintet, sax alto (Philadelphie, 1939), au Duc des Lombards (Paris 1er). Quatre concerts d’une heure en deux soirs sous l’annonce « jazz legend » : les 2 et 3 décembre. A la trompette, son éclatant et beau phrasé, Michael Varekamp. Rythmique de tournée au pedigree consistant (Jaco Pastorius, Zawinul, Rashid Ali, etc.) : John Davis (piano), Joris Dudli (batterie) plus un autre Joris à la basse, Joris Teepe : un gaucher néerlandais jouant gaucher, chose rare, sur des cordes « solistes » du Dr Thomastik à filet bleu, montées donc à l’envers. Son doigté, son toucher intriguent et finissent par convaincre.

Tel est le privilège des clubs : on voit tout, on entend tout, de près. Nombre de musiciens ont cru ainsi apprendre de près, en regardant la musique se faire.

Nombre de musiciens jouent au même moment dans la même rue des Lombards, où siège le Duc : Pierre de Bethman au Sunside, la porte à côté, Cynthia Abraham un poil plus loin, au Baiser Salé. Aussi bien, Marcel Zanini au Petit Journal Saint-Michel ou Dany Doriz au Caveau de la Huchette, rive gauche, d’autres en bars ou salles d’occasion, le Duc reste par sa programmation et ses moyens, ses afters ouvertes, un des clubs de référence.

DES MUSICIENS À 40 EUROS LA SOIRÉE

Cela dit, les musiciens, chichement payés partout, souffrent de la disparition des lieux ouverts au jeu. Ils le disent : 40 euros parfois, quand ils jouent aux entrées. Question de loyers à Paris, de vie chère, il faut être aussi dément pour tenir un club qu’une librairie. Sonny Fortune en tournée s’arrête deux soirs au Duc. Sa carrière – Miles Davis, Dizzy Gillespie, McCoy Tyner, tous les autres et surtout Elvin Jones – tient plus d’une encyclopédie du dernier demi-siècle que d’une carte de visite.

Dernier set, le 3 décembre, 22 heures, le quintet démarre diésel avant de monter en puissance. Deux ou trois compositions du bien oublié, ce soir, Eddy « Cleanhead » Vinson (1917-1988) dont Tune Upet Four, popularisées (et gaillardement signées) par Miles Davis. Sans doute en hommage à « Cleanhead », surnom dû à son crâne poli comme une boule de billard, quatre des musiciens du quintet de Sonny Fortune, dont lui, arborent une boule parfaite, involontairement à la mode.

Sonny Fortune affiche toutes les capacités de sa légende, le souffle continu, l’expressivité, l’autorité. Michael Varekamp donne une réplique en puissance. Tout se termine sur un So What à l’amiable (mise en place fatiguée qui fait sourire les musiciens même), et surtout In A Sentimental Mood (composition d’Ellington) aux petits oignons. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’on vienne en club pour procéder à la manie de l’évaluation et du palmarès. On y vient aussi pour rêver, penser ou se souvenir.

BÊTEMENT, VIVRE SANS OUBLIER

Un soir comme un autre, dans les années 1980, Sonny Fortune affrontait Ricky Ford au Sweet Basil, dans le Village, à Manhattan. Ni compétition, ni rivalité comme croient les aliénés du libéralisme : une conversation au sommet pour le plaisir et la gloire du jazz. Un moment de club inoubliable qui permet bêtement de vivre sans oublier. Depuis, le Sweet Basil a fermé. La situation n’est pas plus brillante à New York qu’à Paris.

On vient en club pour penser plus fort. On vient aussi, parce qu’au soir de la mort d’un poète, Robert Davreu (1944–2013), traducteur précis, être humain très humain, le club reste un lieu parfait pour le deuil. Le club ne console de rien. Il permet tout juste de penser un peu plus fort, d’aller contre l’oubli. Il permet d’essayer de comprendre ce qui se passe, un soir au Duc, entre le premier thème, Freddie (Miles Davis), et le rappel particulièrement enlevé, aux airs de commencement.

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